L'entrepreneur, la godasse et le brevet logiciel

Je viens encore de tomber sur un papier, par un magistrat et économiste de réputation, qui fait le distingo entre le logiciel « open source » ou « gratuit », et le logiciel de l' »économie réelle ».

C’est une erreur courante, particulièrement chez les promoteurs des brevets logiciels, mais pas seulement.

J’aimerais éclairer un peu le débat en parlant du marché de la godasse.

Non que je connaisse grand-chose à la question. J’ai financé et aidé à la création d’une petite société qui développe du logiciel propriétaire (la société va bien après deux ans d’existence, merci). Cependant, je ne crois pas que ceux qui nous infligent des discours sur les brevets logiciels et l’économie du logiciel ont plus d’expérience pratique en matière de création et de gestion d’un éditeur logiciel que je n’en ai sur le marché de la godasse.

Le marché de la godasse mérite pourtant notre attention, car il nous apporte des éléments de réflexion uniques sur l’économie du logiciel. Particulièrement dans un monde avec du logiciel libre mais sans brevet logiciel.

Notre histoire de godasse commence avec la Bérézina de l’éditeur de logiciel propriétaire:

Vous travaillez dur pour écrire un programme. Vous créez une société pour le distribuer et l’améliorer et, il faut bien manger, dans l’espoir d’en tirer quelque argent. Et là — BOUM — quelqu’un écrit un logiciel open source qui fait la même chose, et commence à le donner gratuitement. Vous commencez à perdre des parts de marché. Comment continuer à gagner de l’argent ?

En résumé, vous ne pouvez pas. En tout cas, pas avec votre logiciel.

Le noeud de l’affaire est que votre problème n’est pas l’absence de brevet. C’est l’absence de valeur ajoutée. Si le logiciel de quelqu’un fait la même chose que le vôtre, et que le personnage est prêt à le donner pour rien, c’est donc que ce logiciel peut être produit à un coût si faible que son créator n’a pas besoin de le faire payer, et que ce logiciel ne vaut sans doute pas tant que ça. Et si les utilisateurs préfèrent le programme de « l’autre » au « vôtre », cela signifie que vous êtes incapable d’ajouter une fonctionnalité utile que l’autre n’arrivera pas à reproduire. La valeur ajoutée de votre produit ne vaut pas, pour votre client, l’argent que vous en demandez. Vous êtes le seul responsable.

« Mais ce n’est pas juste », vous dites. « J’étais le premier ». Peut-être. Peut-être que non. Peut-être que l’autre a commencé le premier. De toute façon, il a fait le travail lui aussi. Est-il juste de l’exclure ?

« Je ne peux pas en vivre, alors que l’autre n’essaie même pas, ce n’est pas une compétition équilibrée ! ».

Non, c’est juste la compétition du marché où chaque acteur joue avec ses forces et ses faiblesses. Ce qui serait injuste serait que quelqu’un détienne un monopole commercial unique (un brevet par exemple) que les autres ne peuvent reproduire quoi qu’ils fassent. Ils ne peuvent pas intégrer la compétition. Voila ce que serait l’injustice.

Votre problème est que votre business plan / stratégie était erronée depuis le départ. Vous avez surestimé la barrière à l’entrée de votre marché. Ou peut-être que le plan était bon au départ mais qu’un changement est intervenu dans l’environment. Cela arrive tout le temps, et n’a rien à voir avec les brevets.

Les godasses

Vous arrivez dans la ville, il n’y a pas de magasin de godasses. « BUSINESS », vous vous dites, « il y a un besoin à satisfaire ici. Les gens ne vont pas se promener nu pied dans les rues ». Vous gagez votre maison pour un crédit, travaillez dur, ouvrez le magasin, les clients se pressent à vos portes.

Arrive alors un riche fils à papa. « Marrant de faire tourner un magasin de godasses », pense-t’il en vous regardant. Et il en ouvre un juste à côté du vôtre. Pas de crédit à rembourser: il affiche des prix plus bas. Et vous perdez tout vos clients. Et, pire que tout, il n’a même pas besoin de vendre pour vivre ! Bordel.

Maintenant, réclameriez-vous une loi pour qu’il n’y ait qu’un magasin de godasses dans chaque ville, et que personne n’ait le droit d’en ouvrir un de plus quand un autre est déjà établi ? Cette loi de la protection des godasses ne mènera pas loin. Et que se passera-t’il quand Big Godasses International aura ouvert un magasin dans chaque ville du pays ? En fait, la plupart seront toujours fermés. Pourquoi diable Big Godasses devraient-ils payer pour un stock dans chaque ville, puisqu’ils ne vendront pas moins ou moins cher avec les magasins de 99 villes fermés en permanence et seulement un ouvert dans la 100ème.

Je parie que vous ne réclamerez pas une loi créant ce monopole, pas si vous croyez dans l’économie de marché.

Maintenant pourquoi réclameriez-vous ce même monopole qu’on appelle un brevet ? Exactement la même chose. Ou vos principes vous abandonnent-ils quand on parle de bidules intellectuels ?

Mais pourquoi, pourquoi, pourquoi, les défenseurs auto-proclamés de « l’économie moderne de l’ère numérique » demande des mécanismes monopolistiques aussi aberrants et anachroniques ?

Ce sont des communistes.

Honnêtement. Je ne vois pas d’autre explication. Ils ne croient pas aux forces du marché. Les promoteurs des brevets logiciels sont des communistes qui se déguisent en chevaliers de l’économie moderne.

Ah oui, l’innovation. C’est sûr, le manque d’innovation est criant en ce moment dans le monde du logiciel. Je reviendrai là-dessus dans un post futur. Pour le moment, je me contenterais de dire que l’étude concluante et incontestable reliant les brevets logiciel à l’innovation reste à trouver.

J’ai entendu dire que la Communauté Européenne était à la traine des US dans le domaine du logiciel, et que le problème était le brevet. L’Europe n’est certainement pas à la traine du Japon pour le logiciel – et le Japon admet la brevetabilité du logiciel. L’Europe est sans aucun doute à la traine des US et du Japon dans d’autres domaines, où les brevets sont courants. Je trouve donc l’explication un peu courte.

PAS DE PANIQUE ! IL RESTE DE L’ESPOIR

Mais alors, n’y a-t’il aucun moyen pour survivre dans le monde de la godasse dans cette ville ?

Que faire si je suis un éditeur de logiciel propriétaire, et que j’assiste à l’ascension d’un logiciel open source (gratuit) qui fait la même chose que le joyau de ma maison ?

La meilleure chose à faire est tout d’abord de battre en retraite. Vous avez été dépassé par le progrès. C’est le changement x10, la destruction créatrice. Vous êtes le fabricant de bougie qui assiste à l’avènement de l’ampoule électrique, vous ne pourrez pas l’empêcher. Ça ne sert à rien de prétendre que vous êtes le seul ayant le droit de produire de la lumière artificielle. Quoi que vous fassiez, tôt ou tard l’ampoule gagnera. Ne jouez pas votre avenir là-dessus.

Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire.

Tout d’abord, vous n’auriez pas dû vous laisser surprendre. Une de vos bougies standards dure au mois douze heures, alors que les premières ampoules grillaient au bout d’une heure, et étaient alimentées par un générateur de la taille d’une raffinerie pétrolière. Avant qu’Edison ne puisse se battre, vous aurez du temps pour réagir. Mais faites-le maintenant, n’attendez pas qu’il occupe le terrain.

Un logiciel gratuit commence toujours mal fichu, plein de bugs, avec des fonctionnalités étriquées, difficile à utiliser et instable, au minimum. Inutile de pavoiser cependant en voyant la première version alpha. Si à un certain moment il commence à « prendre », les choses vont aller de plus en plus mal pour vous. Tout d’abord, une communauté se construira autour de votre concurrent gratuit. De plus en plus d’utilisateurs s’en serviront. Juste pour le fun (c’est gratuit, alors…).

C’est le moment d’anticiper. La question cruciale est maintenant: que puis-je faire que les totos du logiciel gratuit ne peuvent pas faire ?

En tant qu’entrepreneur ou marketer, c’est la question que vous êtes censé vous poser tout les matins en vous réveillant, que vous soyez sur le marché de la godasse ou du logiciel, avec ou sans brevet. Comment puis-je me différencier de mes concurrents ?

Si vous offrez un produit ou un service que beaucoup peuvent offrir, vous devrez vous battre sur les prix [cf. par exemple Guy Kawasaki]. Cependant, vous ne pouvez pas battre un produit gratuit sur ce terrain.

Mais il y a une chose qu’à coup sûr vous pouvez faire, et que les petits génies ne peuvent pas faire.

Du service.

C’est vous l’entrepreneur, eux sont de brillants ingénieurs, des étudiants passionnés ou des amateurs éclairés qui travaillent pour le sport et la gloire. Mais même eux ont besoin de manger, et ils ont un travail la journée. Ils n’iront pas voir le client. Ils ne peuvent garantir qu’ils seront à ses côtés quand tout déraille, quand le logiciel plante et que la base de données doit être remontée, ou je ne sais lequel de ces trucs incompréhensibles que font les informaticiens (et même le logiciel libre déraille parfois !). Ils ne peuvent pas promettre des ressources, vous si.

Vous avez écrit votre logiciel, vous avez acquis une connaissance unique du fonctionnement de cette catégorie particulière de logiciels, un savoir faire pour le moins très difficile à répliquer ou à transférer. Le logiciel était votre core product, mais vous avez dû produire un full product autour [cf par exemple Geoff Moore]. Même quand vous étiez un pur éditeur, vous avez appris à apporter à vos clients un service professionnel soigné, à comprendre leurs besoins et leur métier pour faciliter vos ventes.

Les développeurs Open Source ne peuvent pas fournir ce service. Ils n’essaieront même pas. Etonnez vos clients par la qualité de votre service, et votre business est solide pour toujours. Jusqu’à ce qu’un compétiteur vous sorte du marché avec de meilleurs services professionnels. Ces services, dites-vous qu’aucun brevet ne les protègera.

[Une note pour les politiques: les entreprises de service doivent être physiquement proches du client, alors que les bidules pré-packagés peuvent être produit n’importe où et vendus partout, particulièrement les biens immatériels. Si vous voulez des emplois qui ne seront pas délocalisés, c’est le service qu’il faut soutenir.]

Il y a encore mieux. Vous voulez améliorer vos marges ? Utilisez le système ! Adopter le logiciel libre écrit par vos concurrents ! Vous n’aurez pas à fixer les bugs vous même. Et vous pouvez même vendre une migration à vos clients !!! Vous continuez avec votre savoir-faire, vos services professionnels et les open-sourceurs n’ont rien, vous pouvez siphonner tout l’argent que votre client a budgété pour le projet.

Le logiciel libre peut être un compétiteur, et vous aider à avoir des marges plus élevées. Qui ira prétendre après cela que ce n’est pas de l’économie « réelle » ?

Quelques conclusions supplémentaires (gratuites).

  1. Un magasin de godasses reste un business viable.
  2. Les brevets logiciels n’ont rien à voir avec l’économie. L’économie, ce sont des marchés concurrentiels, et aucune concurrence n’est pas possible avec un brevet. Ceci peut être justifié dans certains domaines, certainement pas dans celui du logiciel, un des secteurs les plus dynamiques en lui-même. Si vous êtes un politique, ne perdez pas votre temps à essayer de le rendre encore plus dynamique. Comme disent les (bons) ingénieurs « il ne faut pas essayer de réparer ce qui n’est pas cassé ».
  3. Si quelqu’un vous explique ce qui est bon pour les entrepreneurs et les PMEs, commencez par lui demander quelle est son expérience en tant qu’entrepreneur.

Et au fait, ma compagnie préférée n’as pas de concurrent en logiciel libre. C’est parce qu’elle a été conçue dès le départ comme une companie de service: elle vend du logiciel de paye en ASP. Un tel logiciel a si peu de valeur sans le service associé qu’aucun aficionados de l’Open Source ne si est encore essayé. Et quand ils se décideront, ça ne fera pas une grande différence:

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